De nos jours, pour que la Terre tourne rond, tout doit être « au carré ». Propre, net, rien qui ne dépasse, rien qui ne serve. Les coquelicots ont disparu des champs de blé, ils sont inutiles. Les épis qui dépassent également, ils sont choquants. Tous pareils, tous même hauteur, seuls les épis moins hauts que la masse ne choquent pas, c’est normal, on ne les voit pas. On s’accommode qu’une minorité soit moins haute mais on ne supporte qu’il en soit une plus haute. C’est donc la masse qui donne le ton. Mort aux coquelicots, honte aux plus grands, tant pis pour les plus petits.
Et cependant,
Qui n’est pas sensible au charme d’un bouquet de coquelicots ?
Qui n’est pas impressionné par la taille d’un immense épi ?
Qui n’est pas ému par un bien petit épi ?
En masse, nous sommes intolérants à la différence, surtout ne pas paraitre sensible au coquelicot ou grand épi ! Ce n’est pas que nous soyons timorés, c’est que la masse ne l’accepterait pas, nous regarderait avec réprobation.
Regardez-les, lorsqu’ils sont tous ensemble : ils parlent le même langage, le langage de la masse ; ni trop châtié, ni trop commun. Ils s’habillent tous pareil, ni trop sophistiqué, ni trop vulgaire. Surtout qu’on ne devine pas leur « condition ». Le prince a le même costume que le hobereau, le même langage que le manant. Seul le petit épi a droit de s’assumer. Plus petit que soi on tolère, plus grand non. La compassion a droit de cité mais pas l’admiration.
Dans le temps, on acceptait les diverses conditions. Les coquelicots foisonnaient dans les champs, les épis de blé s’élançaient à toutes les hauteurs. Au détriment du « rendement » peut-être, mais certainement au profit du charme et de la diversité. Chacun parlait son langage, chacun se vêtait selon sa condition, sans honte et sans réprobation. Certes, cela créait l’envie ou le mépris de la part d’une masse qui pouvait être jalouse à l’égard d’un grand épi qui pouvait être creux, mais pour ces quelques inévitables galeux, combien le respect, l’estime, des uns pour les autres, dont la condition s’exprimait explicitement, rendait cette masse colorée et vivante ; au lieu que rien n’est plus incolore, inodore et sans saveur que la masse anonyme et uniforme d’aujourd’hui.
Adieu les conteurs, ils n’ont plus rien à conter, les épis sont tous semblables !
Adieu les artistes, ils ne peuvent plus créer vraiment, on ne supporte plus les coquelicots !
Adieu les princes, ils ne peuvent plus faire rêver, qu’ils se vêtent et paraissent comme tout un chacun !
L’habit ne fait pas le moine. Jamais cela n’a été aussi vrai, quoique les moines se fassent de plus en plus rares. C’est que si le religieux s’est grandement estompé, le laïque est devenu terriblement monacal. Mêmes habits de triste bure pour tous, mêmes psalmodies pour tous, mais chacun qui n’en pense pas moins dans son for intérieur, et qui souffre de ne pouvoir l’exprimer tout haut….