Convaincre… ou vaincre avec : vaincre l’ignorance, l’erreur, les préjugés ; vaincre tous ces pervers, maléfiques et insinuants mauvais génies qui encombrent, envahissent, obscurcissent l’esprit. Vaincre tout cela, mais vaincre l’autre, non pas. Il ne s’agit pas d’un duel dont vous devez à tout prix sortir vainqueur, mais d’une perfusion, où votre bonne vérité doit insensiblement diffuser dans l’esprit et le cœur de l’autre. Pour cela commencez par laisser votre fierté et votre amour-propre de lutteur au vestiaire …
Les duellistes de tempérament pensent qu’on peut convaincre par mise KO de l’esprit : par un raisonnement infaillible, à la logique imparable, dont les causes et les effets s’enchainent impitoyablement, comme une botte secrète, l’adversaire, asphyxié et sans repli possible, est acculé à demander grâce.
Ainsi traité, il est certes vaincu mais il vous déteste : parce que vous l’avez vaincu, parce que vous l’avez humilié. Cette vérité que vous lui avez imposé de force, il la déteste de même ; il la rejettera secrètement, l’occultera, il ne la fera sienne que contraint et forcé.
Car pour convaincre, il faut gagner le cœur autant que l’esprit. On ne peut aimer tant les enfants des autres que ses propres enfants. On tient à ses enfants par le cœur, non par l’esprit. Cette vérité que vous dévoilez, l’autre doit la faire sienne, comme s’il l’avait de lui-même découverte, comme si elle était enfant de son propre jugement. Ainsi la vérité n’est pas un clou que l’on enfonce à grands coups de marteau, mais une vis que l’on ajuste soigneusement.
Le marteau est sauvage : outre qu’il attaque par surprise et sans égard, trop sûr de sa force et de vaincre pour ménager quiconque, il n’hésite pas à maltraiter le clou : que la tête soit un peu écrasée, le clou un peu tordu, qu’importe, du moment qu’il entre jusqu’au bout. Nul besoin de subtilité ni d’un long apprentissage pour manier clous et marteau. Mais l’œuvre réalisée en est à la mesure : ouvrage rustique, de matériaux assemblés à peu près, et qui ne demandera qu’à jouer et se disloquer à la moindre secousse un peu violente. Telles ces vérités ou ces lois que l’on est contraint d’appliquer comme des jougs pesants et dont on se libérera à la moindre occasion. Nul ne vit jamais une œuvre d’art immortelle ni même durable assemblée à partir de simples clous.
Ainsi pour convaincre il faut visser et non clouer : estimer, connaître, préparer le matériau dans lequel on va visser, poser soigneusement la cheville la mieux adaptée, visser doucement, de sorte que l’assemblage soit parfait, et que la vis, loin d’être un corps étranger introduit de force et qui ne suscite qu’envie de rejet, permette de grandir le matériau en lui donnant de nouvelles formes plus élaborées ; telles ces bonnes vérités, ce bon savoir qui grandissent l’être.
Pour bien convaincre, c’est-à-dire le cœur autant que l’esprit de l’autre, il faut soi-même du cœur : du cœur et du cœur à l’ouvrage : du savoir, de l’expérience, de l’amour du travail bien fait ; et commencer par estimer et respecter l’être à convaincre : la vis, ma foi, remplira alors parfaitement son bénéfique emploi !