D’où vient qu’il ne vient pas à l’idée de relire un livre sitôt terminé, alors qu’on ne répugne pas à revoir un film, alors qu’on réécoute inlassablement une même musique ? Et pourtant, on a pris autant de plaisir à lire l’un qu’à regarder ou écouter les autres. Ce livre, on l’a peut-être même dévoré, signe manifeste qu’il comblait une véritable fringale ?
Peut-être qu’après avoir dévoré, il faut digérer. Peut-être, mais la digestion n’a qu’un temps, et on ne désire pas plus relire un livre, digestion faite, à moins que l’oubli soit passé par là à tel point que la relecture soit une redécouverte. Rien de tout cela avec la musique, ou, plus largement, avec la fréquentation de toute œuvre d’art. Aussi, dans une moindre mesure, avec le cinéma, ou les BD, sorte de livres avec des images.
C’est que la contemplation d’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, fait d’abord appel aux sens : la vue pour la peinture, l’ouïe pour la musique, l’odorat pour un parfum, le goût pour un mets. Et nos sens sont ainsi faits que, lorsqu’ils sont agréablement chatouillés, « ils en redemandent » : la même sensation, tout pareil, encore et encore ! Ils ne se lassent pas, bien au contraire. Rien de plus casanier que les sens ! Quand ils ont découvert une jolie route, ils n’ont de cesse de la parcourir et de la reparcourir. Retrouver une sensation déjà éprouvée en rajoute même au plaisir.
La lecture, elle, ne sollicite en rien les sens physiologiques : elle ne propose rien à voir, à sentir, à écouter, à toucher, à goûter, si ce n’est par l’esprit. On peut dire ce qu’on veut, le plaisir éprouvé n’est pas de même nature : cérébral et pas sensuel. Et l’esprit est ainsi fait, tout à l’opposé des sens, qu’il ne jouit qu’à emprunter de nouvelles voies. Rien ne le lasse plus que de parcourir un chemin connu. C’est un incorrigible explorateur, un minotaure à qui il faut son comptant de chair fraîche, j’entends de nouveau, d’imprévu, d’inconnu. L’univers de l’esprit c’est l’action, le mouvement : bouger, avancer, raisonner, imaginer, se projeter, se souvenir, ne jamais tenir en place, aller ailleurs, cérébralement s’entend. Relire un livre, c’est emprunter un chemin déjà parcouru, tout le contraire de la nature profonde de l’esprit.
Étonnons-nous que « l’innovation » soit le veau d’or de l’Époque, bien plus que l’expérience et le métier. Bien au-delà d’une nécessité économique, c’est la proie nécessaire du minotaure qui règne dorénavant : une vie quotidienne de plus en plus désincarnée, de plus en plus insensée, au sens propre du terme, de plus en plus virtuelle et cérébrale…
Vingt fois sur le métier, polissez et repolissez, disait Boileau, ou l’apologie de l’apprentissage, de l’expérience, s’opposant à l’excitation de la nouveauté, de l’innovation, du changement. C’était plus facile à admettre de son temps : l’essentiel des activités étaient manuelles, exigeaient avant tout une habileté manuelle, sensuelle. Là où les sens se réjouissent de polir et de repolir un voyage des sens, l’esprit, lui, répugne à polir et repolir un voyage de l’esprit, trop impatient qu’il est de galoper vers des paysages nouveaux. Là où les uns voient plaisir sans cesse renouvelé, l’autre ne voit que routine.
Pour restaurer l’art et le bonheur de polir et de repolir, on se prend à rêver d’une époque où les activités de l’esprit et des sens seraient harmonieusement entremêlées.