Les choses, quand elles avancent, peuvent avancer continument, à petits pas ; ou bien par à-coups, des grands bonds séparés de moments d’apparente immobilité. Mais qu’importe la manière, l’essentiel étant que les choses avancent bel et bien.
Le Lièvre et la Tortue, cette célèbre fable, met en scène une méprisable et rampante tortue et un fier et fringant lièvre. Ce qui laisse accroire que qui rampe avance moins vite que qui bondit. Le match n’est pas aussi joué d’avance qu’il ne paraît : outre que la ruse ou la suffisance (du lièvre en l’occurrence) compensent et au-delà ce supposé handicap, outre que qui bondit s’essouffle plus vite et va au final moins loin que qui progresse à son rythme, la nature fourmille de serpents et autres bêtes rampantes capables, quand il le faut, de décaniller ou de charger à la vitesse de l’éclair.
Si le match était si joué d’avance, tous les êtres rampants de la terre auraient disparu depuis belle lurette, dévorés par les êtres bondissants. Nombre des êtres rampants sont même les plus anciens et, partant, les plus résistants de la Terre.
C’est un fait, on peut progresser en bondissant par à-coups, ou mener continument son chemin.
La pensée, comme les êtres, avance. La pensée occidentale, française tout particulièrement, a une prédilection évidente pour le premier mode : c’est celui de l’héroïque, du spectaculaire, du révolutionnaire, des bonds qui enflamment les esprits et les imaginations. A l’opposé du second mode, bien plus prisé par les Orientaux, -et, peut-être, par exception en Occident, des Germaniques- celui du patient, du continu, du tenace, du discret, du laborieux. L’univers de l’éclair de génie, d’un côté, qui vous fait évader de votre grisaille quotidienne, vous propulse dans un monde enchanté d’anges ou de héros ; l’univers du laborieux de l’autre, qui vous rappelle d’autant votre besogneuse condition. L’univers du rêve et du miracle d’un côté, l’univers de la réalité de l’autre. Des histoires ou des chants de héros inouïs qui enflamment l’imagination d’un côté, des contes ou des mélopées à mille facettes de l’autre, qui progressent dans un entremêlement continu de faits, aussi subtils et complexes que la vie elle-même.
Dans le monde des affaires, c’est la « croissance externe », versus la « croissance organique ». Qui ne s’enflamme pas à la nouvelle que telle ou telle entreprise a « absorbé » telle ou telle autre, se faisant, d’un coup, grossir. Qui s’enflamme sur les progrès permanents, tenaces, patients de telle et telle entreprise qui ainsi, affermit sans cesse ses positions ? Quelle grenouille, à la pensée qu’elle puisse subitement devenir aussi gosse que le bœuf, ne s’enthousiasme pas ? Quelle grenouille, à la pensée qu’elle deviendra plus musclée en travaillant assidument, bondira de plaisir ?
Il faut de tout pour faire un monde : un peu de rêve pour s’évader de la banalité et grisaille du quotidien, mais aussi -et surtout- une solide capacité à trouver son bonheur dans ce quotidien. Un peu de rêve occidental et beaucoup de réalisme oriental, du réalisme non pas résigné, mais une saine philosophie apte à déceler le bonheur dans le moindre des plaisirs.
Le réalisme peut être l’eau qui éteint le feu du rêve. Mais la question n’est pas là. Le rêve appartient au monde du sommeil, et non à celui de la vie éveillée. C’est de l’imagination qu’il faut pour avancer, et non du rêve. Aussi faut-il dire, bien plus, que le réalisme est le squelette indispensable sur lequel la chair et le sang de l’imagination trouveront à s’appuyer.