Racontez-moi des histoires de talents plutôt que des histoires de guerre ou d’amour.
On se délecte à contempler les passions humaines. S’il n’y avait plus de passions dans le monde, il ne s’y passerait plus rien ; certes, mais on peut en dire tout autant du talent. Ils sont indissociables pour que l’humanité soit elle-même : la passion c’est le carburant, le talent c’est la machine qui brûle le carburant ; qui transforme quelque chose de primaire en quelque chose de sophistiqué.
C’est curieux, ne trouvez-vous pas ? Il y a bien plus de revues sur les automobiles que sur le pétrole, alors qu’il y a bien plus d’œuvres sur les passions humaines que sur les talents.
Pourquoi ?
Tout un chacun aspire à être passionné, car la passion semble le meilleur des antidotes à la routine et l’ennui. Et tout un chacun est capable de devenir passionné, pour peu qu’une étincelle vienne enflammer ce carburant de passion qui git, plus ou moins profond, plus ou moins facile à enflammer, mais qui git bel et bien en chacun de nous. Les étincelles ne courent pas les rues autant qu’on croit, et nombre d’entre elles allument des feux ravageurs : il faut donc les souhaiter autant que les craindre, les rechercher autant que les éviter. Voilà bien un des grands dilemmes, une des grandes difficultés de la vraie vie. Être mené par le bout du nez et abandonner toute volonté propre, tel ce taureau transformé en agneau par la seule vertu du petit anneau qui lui étreint le naseau, ou s’élever au plus haut du ciel des capacités humaines….
Aussi est-il bien réjouissant de lire ou voir des histoires de passion : sorte d’alcool sans alcool, elles nous font vivre par l’imagination ce que nous aspirons à vivre réellement, ce que nous nous pensons capables de vivre ; c’est un moment d’intense chaleur, une sorte de parenthèse magique dans la vie routinière qui est le lot fatal de tant d’humains : s’identifier au héros, vibrer, s’évader dans un monde où tout est fort, exaltant…. Et quand l’histoire est finie, magie de l’enchantement, on retourne à sa routine, ragaillardi et « regonflé » pour un temps, et non point triste et désenchanté de retomber de si haut !
Si tout un chacun aspire à la passion et est capable de s’enflammer à son feu, tout un chacun ne recèle pas en lui-même tous les talents possibles de la terre, diversement doté qu’il est par la nature de cette si précieuse manne.
Aussi n’est-il pas si réjouissant de voir étalés des talents que l’on ne possède pas, de ces talents dont chacun de nous est supposé être doté. Loin de nous enflammer, cela nous montre sans complaisance les limites de nos capacités. Quoi de plus désespérant, quoi de plus démoralisant ?
J’excepte les talents reconnus « exceptionnels », dont il est « normal », par définition, de ne pas être doté : ainsi les sportifs de compétition (ne consacrent-ils pas toute leur activité à cela ?), ainsi les artistes (c’est un don de la nature, c’est bien connu, et l’art ne nourrit pas son homme…). Aussi peut-on, sans aucune arrière-pensée démoralisante, se délecter de compétitions sportives et d’expositions d’art.
Mais se pâmer devant des êtres doués de talent que je n’ai pas, non merci, pas pour moi !
Aussi, qui se soucie, qui dépeint, qui chante et exalte, cette multitude de « petits talents » de la vie quotidienne. Ces petits talents qui, mis bout à bout et multipliés à l’infini chez tant d’êtres, constituent l’essentiel de l’immense talent de l’humanité : « doué » pour le calcul, « doué » pour des discours, pour les langues, pour les relations publiques, pour l’organisation, pour faire rire, pour consoler, pour motiver, pour la musique, pour le chant, pour le dessin, et que sais-je encore, tant est longue la liste des talents qui s’éparpillent, se répartissent, au hasard, sur tous les esprits, comme une rosée bienfaisante.
Il faut reconnaître que la mise en scène de talents est à priori infiniment moins séduisante, enthousiasmante, exaltante que la mise en scène de passions. Là où la passion enflamme aisément au moyen de romans, sagas, épopées, le pauvre petit talent ne dispose, lui, bien souvent, pour se faire valoir, que du triste et ennuyeux documentaire.
J’attends un artiste de génie qui saurait présenter les talents humains avec autant de brio que les passions humaines, qui saurait créer une irrésistible envie, une puissante vocation à les travailler, à les développer, à les porter à ce point de maîtrise qui confère une jouissance, certes calme et intériorisée, mais tout aussi intense que celle d’une passion vécue, et jamais destructrice.
Plutôt que s’enflammer pour des passions que jamais l’on ne vivra, pour des exploits héroïques que jamais on ne réalisera, ne serait-il pas plus utile de s’enflammer pour un talent dont on se découvrirait doté ? Car il est bien connu que, de même que l’homme sait bien plus de choses qu’il ne sait, il est doté de bien plus de talents qu’il ne croit.