Les intellectuels, c’est comme l’Antarctique : c’est beau, c’est grandiose, ça exalte l’imagination, on rêve de connaître tout en doutant de ne pouvoir jamais y aller, ni d’y survivre ; c’est terriblement inhospitalier mais combien fascinant ! N’est-ce pas une autre planète sur notre planète ?
Mais c’est froid, c’est glacé ; nulle vie apparente si ce n’est des manchots, inadaptés à tout autre climat que cette terre de glace et de vent.
Les intellectuels nous impressionnent : qui ne les admire, ne rêve d’en être ou de les fréquenter, tout en doutant de ne pouvoir jamais les comprendre, ni de se complaire en leur compagnie ? C’est que souvent, ils sont froids, cérébraux, abstraits, dénudés si ce n’est glacés comme une banquise. Ne sont-ils d’ailleurs pas bien souvent manchots lorsqu’ils s’évadent de leur monde pour venir dans le nôtre ?
Et dans l’Antarctique la vie pourtant existe, grouille même, mais invisible à nos yeux de terriens tempérés, cachée et enfouie sous la banquise, dans cette eau glacée mais qui fourmille d’animalcules microscopiques, ce plancton dont les énormes baleines se repaissent à l’envi, cette biomasse colossale source de beaucoup de la vie sur notre planète. Tout comme les idées et pensées qui grouillent et fourmillent sous le crâne des intellectuels, invisibles aux yeux du commun des mortels, mais dont se nourrissent les plus belles et grandes inventions de l’homme. Cette colossale biomasse d’idées sans laquelle notre civilisation ne serait pas.
L’Antarctique, ce sont aussi des tempêtes infernales, des froids extrêmes, un déchaînement inimaginable de forces dans un univers en apparence si lisse, si figé, si éternel, si monotone.
Combien de tempêtes la passion des idées, l’obsession de découvrir, l’amour de la vérité, la volonté farouche d’avoir raison, n’ont-t-elle pas déchaîné sous ces crânes en apparence si paisibles, si détachés ?
Ne découvre, n’apprécie, ne survit ni ne comprend l’Antarctique qui veut. Il y faut une préparation longue et sérieuse, mentale autant que physique, un équipement sans faille, une volonté véritable de supporter toutes les rigueurs et austérités pour découvrir la grandeur et la beauté de cet univers si étranger et hostile à nos aspirations instinctives.
Ne comprend, n’apprécie les intellectuels qui veut. Il faut pénétrer dans leur monde, inaccessible à qui n’est pas prêt à consacrer le temps et les efforts nécessaires pour y parvenir. Inaccessible à qui n’accepte pas d’abandonner la douce chaleur du monde de la matière au profit du froid grandiose de l’univers des idées.
L’Antarctique, ce fut longtemps une région ignorée, inaccessible, mystérieuse. Aujourd’hui, à défaut de pouvoir y accéder facilement et en masse, cerne-t-on ses contours, comprend-t-on, à défaut de l’éprouver, ce qui la fait vivre et respirer. Elle a perdu une part de son mystère en livrant une part de ses secrets. Mais elle garde suffisamment encore de l’un pour que l’accroissement de l’autre n’en tue pas la magie.
Les intellectuels, longtemps s’enfermèrent dans leur tour d’ivoire, mystérieux et inabordables au plus grand nombre. Sorte d’étrangers aux confins de la sorcellerie et du surnaturel. Ils ont aujourd’hui droit de cité, mais une cité qui ne se laisse pas visiter facilement et garde du mystère, mais une cité au sein du monde des hommes néanmoins.
Il est vraiment heureux que l’Antarctique existe. Outre qu’il nous nourrit de son précieux plancton, il tient une place secrète en chacun de nous. C’est que, consciemment ou inconsciemment, il nourrit en nous l’imaginaire d’un autre univers sur notre propre planète, si opposé au monde si terrien et quotidien qui est le nôtre, et pourtant réel et si proche !
Imaginez que le pays de notre vie quotidienne couvre intégralement notre planète. Ne manquerait-il pas une dimension majeure à notre imaginaire ; et l’Antarctique, par son mystère unique, n’y tient-t-il pas une place privilégiée ?