Où est la frontière entre la tolérance et le « je-m’en-foutisme » ? Un modeste petit fossé, un large fleuve, ou plutôt un immense marigot dont personne ne sait où il commence et où il finit ? Certes, il ne s’agit pas d’une question susceptible d’entraîner une interminable discussion talmudique telle que, par exemple, à quel moment un liquide tombé d’un vase pur dans un vase impur cesse lui-même d’être pur?
Mais il s’agit bien, malgré tout, de peser la pureté de nos sentiments, faire la part de la taille respective, chez chacun d’entre nous, du vase qui contient les aspirations nobles et généreuses, de celle du vase qui contient les aspirations moins nobles et plus humaines…
Cela serait simple si ces deux vases – pour notre malheur ou notre bonheur, qui peut le dire ? – ne communiquaient en permanence…
Je suis tolérant, proclame-t-on volontiers, sincèrement sincère. Je me fiche de ce que pensent et font les autres : ça c’est la pensée saumâtre que l’on refoule avec une horreur indignée, mais qui remonte avec insistance des profondeurs, le versant noir de la jolie déclaration blanche précédente …
Et pourtant, ces deux liquides-là communiquent en permanence en nous et entre eux. Comme l’huile et le vinaigre, ils forment, si j’ose dire, la vinaigrette de notre générosité. Car tolérance et générosité sont deux inséparables bonnes fées : l’une joue de sa baguette plutôt sur notre esprit et notre âme, l’autre plutôt sur notre cœur.
Qui n’est pas tolérant est-il pour autant intolérant ?
L’intolérance peut être une question de survie, de principes, d’émotions.
Qui n’a pas de problèmes de survie, qui n’a pas de principes, qui n’a pas de sensibilité exacerbée est naturellement plus enclin à la tolérance. Sa tolérance n’est-elle pas alors fortement colorée d’indifférence ? En est-il donc si louable ? Moins certainement que celui qui, mourant de faim, acceptera de détacher une seule miette de son crouton au profit d’un autre mourant de faim. La tolérance est la première marche et seulement la première vers la voie de la sainteté d’un Saint-Martin.
Le vrai tolérant est celui qui accepte sciemment des choses qui, compte tenu de ce qu’il est, devraient, sans jeu de mot, lui arracher des tollés. Tollé-sans, devrait-t-on dire ! De même que le vrai courageux est celui qui sait vaincre sa peur, le vrai tolérant est celui qui sait vaincre ses préventions.
Un chien qui fraye avec un chat, un avare qui fait l’aumône, un stoïque qui accepte un épicurien, un convaincu qui entend une opinion contraire, un catholique ardent qui estime un musulman, tels sont les vrais tolérants.
Le véritable tolérant a des convictions, des principes, des choses qui l’enthousiasment, le choquent, le révulsent. Mais il accepte que d’autres ne pensent pas comme lui, ne vivent pas comme lui, ne réagissent pas comme lui, ne croient pas aux mêmes choses que lui. Il accepte même d’estimer ces gens-là et de les fréquenter, en parfaite connaissance de cause.
La tolérance se mesure à l’aune du relief de la personnalité : des rondes-bosses à la mesure des bas-reliefs de nos convictions.
La vraie tolérance est bien une vertu, si peu naturelle, qui s’apprend, se travaille, se conforte tous les jours. C’est donc un fossé large et profond, aux contours bien nets, bien plus qu’un marigot, qui la sépare du « je-m’en-foutisme ». C’est un bien étroit fossé, par contre, qui la sépare de l’intolérance, un étroit fossé dont les bords, si l’on n’y prend pas garde, menacent en permanence de s’ébouler.