Regardez bien les palmiers : ces branches des saisons anciennes, fanées et qui s’accumulent piteusement, avachies les unes sur les autres, jusqu’à former un gros bulbe fané et maronnasse, bien en évidence sous le feuillage vert et vigoureux de l’année en cours ; témoignage palpable et émouvant d’un âge vénérable me direz-vous ? Entassement crasseux et morbide, je dirais ! Quelques palmiers privilégiés, dans les jardins les mieux entretenus, bénéficient d’un jardinier consciencieux et courageux qui, grimpé à la cime de l’arbre, émonde tout ce qui est fané. Et le feuillage, bien vert, large et majestueux, se suffit à lui-même, pour attester du long et glorieux passé de l’arbre qu’il couronne.
Ainsi en est-il de nos maisons, ainsi en est-il de nos vies.
Combien de logis, au nom d’un pieux et saint respect du passé, prétexte semi-sincère d’un jardinier qui répugne à la fatigue de grimper et émonder, sont statufiés, remplis à ras bord de ces choses et objets des passés successifs qui ne laissent plus la moindre place aux choses et objets de maintenant : tout devient aussi immobile que l’immeuble lui-même, simplement parce que c’est là, que ça a toujours été là, que ça doit toujours rester là ; plus immobile même que l’immeuble, puisqu’on y conservera tout si soigneusement, alors qu’on abandonnera le logis lui-même sans regret à l’occasion d’un déménagement.
Ces choses anciennes, tout comme les branches fanées du palmier, nous semblent faire partie de nous-mêmes ; et le palmier, pourtant, n’en est que plus beau, une fois tout ceci émondé! Ne gardons donc que ce qui mérite vraiment d’être gardé, et soucions-nous bien plus des feuillages nouveaux à venir que des feuillages fanés du passé!
Notre logis est une représentation de notre culture personnelle : la culture, lorsqu’elle est statufiée, la vie l’a quittée. Elle est peut-être belle la statue, mais elle est morte…
Les logis ne sont ainsi bien souvent que le reflet de leurs habitants : combien d’esprits sont également statufiés, remplis à ras bord de ces souvenirs et expériences du passé, qui ne laissent plus la moindre place aux apprentissages nouveaux, aux découvertes et aux expériences inédites ?
Coupez, coupez donc toutes ces branches mortes qui encombrent votre palmier. Les branches vivantes n’en seront que plus belles. N’ayez crainte ainsi de renier et détruire votre passé. C’est dans la grosseur de son tronc, dans son élévation, dans la largeur de son feuillage que le palmier témoigne de son passé glorieux, non point dans la triste exhibition de ses feuillages passés !