Parmi les architectes – je parle ici des « vrais » architectes qui conçoivent leur métier autant comme un art que comme une technique – il y en a de deux sortes : ceux qui bâtissent des cathédrales qui se dressent au-dessus de tout ; ceux qui bâtissent des maisons qui se fondent dans le tout. Tous deux sont bâtisseurs ; tous deux sont respectables, tous deux sont maîtres dans leur art, tous deux sont soucieux de créer du beau autant que du bon. L’échelle et l’ambition de l’œuvre, simplement, ne sont pas les mêmes.
L’un édifie quelque chose qui doit se voir ; l’autre édifie quelque chose qui doit se fondre. Mais l’un et l’autre sont d’abord et avant tout pénétrés de la beauté, de la grandeur de la nature : la cathédrale doit en être un complément, un prolongement ; la maison un élément. Des œuvres qui visent l’une et l’autre avant tout à l’harmonie : l’une en se fondant, l’autre en se fusionnant. L’un vénère la nature en la parant d’un atour merveilleux, l’autre la vénère en veillant à ne pas briser sa merveilleuse harmonie.
On retient, on admire, lorsque son nom a pu passer les siècles, l’architecte qui a bâti cette cathédrale qui flamboie ; nul ne se soucie, nul ne s’intéresse à celui qui a bâti cette maison qui se fond. C’est que l’un fait du bien, l’autre a évité de faire du mal. Tâche glorieuse pour l’un, tâche obscure pour l’autre ! Et pourtant ! Avant que de faire du bien, n’est-il pas essentiel de ne pas faire de mal ? Ces multiples petites plaies que sont ces essaims de maisons qui défigurent le paysage ne font-elles pas plus pour notre malheur que cette unique cathédrale ne fait pour notre bonheur ? N’est-il pas au final aussi talentueux et méritoire que cette petite maison s’harmonise parfaitement avec son écrin de nature qui lui est propre, que d’édifier cette cathédrale, certes grandiose, mais calquée sur un modèle reconnu dont la majesté s’impose et n’a pas à se soucier de quelque écrin que ce soit ?
Il est au final peut-être aussi difficile de concevoir une maison qui se fond parfaitement que d’ériger une cathédrale qui monte au ciel. Faire petit, modeste et harmonieux est aussi méritoire et talentueux que grand, fier et majestueux : un éléphant majestueux ne soulève pas plus d’émotion, et certainement de nature moins intime, qu’un petit oiseau dont le chant et les couleurs s’harmonisent à merveille avec la nature qui l’enveloppe. Et les architectes capables d’y réussir pleinement sans doute aussi rares : ils méritent d’être reconnus et de passer à la postérité.
Il en est des écrivains comme des architectes. Tous, Dieu merci, n’écrivent pas des œuvres grandioses et immortelles qui s’imposent par leur puissance et leur absolu au-delà des modes, des époques et des cultures. A ne contempler que des cathédrales ou des éléphants, à être sans cesse pétrifié de respect, on se lasserait et l’on perdrait le sens du quotidien qui, quoique quotidien, peut receler tout autant d’émerveillement.
Reconnaissons comme ils le méritent ces écrivains qui nous peignent notre quotidien sous son plus bel aspect ; ces écrivains qui font chanter des rossignols plutôt que coasser des corbeaux, qui érigent des petits palais selon notre cœur plutôt que des maisons, qui savent à merveille extraire la parcelle de beau qui toujours existe dans tout ce qui semble banal et anodin, qui maîtrisent en vrais maîtres la trompeuse facilité de la vraie simplicité. Ne nous y trompons pas : il y faut un art suprême et une sensibilité extrême là où d’autres se contentent de techniques et de recettes éprouvées. Mais les uns, ainsi, ne font que nous distraire, quand ils ne nous rabaissent pas, alors que les autres nous élèvent. Et, plus largement encore, il en est des entreprises humaines comme des architectes et des écrivains…