Ils sont intelligents. Ils pensent, ils raisonnent, ils savent. Ils sont les cordonniers du bonheur de l’humanité. Des esprits supérieurs, « l’élite », tels que sans eux, l’homme sans doute vivrait encore dans des cavernes. Par leur intelligence, leur savoir, leur travail, ils nous ont vêtu, chauffé, nourri, logé, autant notre corps que notre esprit. Ils nous ont fourni les souliers qui convenaient à nos exigeants besoins, pour marcher heureux sur le chemin de la vie.
Ce sont les cordonniers de l’humanité. Comme tous les cordonniers, ils sont les plus mal chaussés.
C’est que, souvent, ces gens-là sont trop intelligents pour leur propre bonheur.
Ce trépied du bonheur sur terre, l’esprit, le cœur et l’âme, exige, comme tout trépied, pour être stable, que les trois pieds soient de longueur aussi égale que possible.
Une très vive intelligence porte en elle les germes du déséquilibre : il y a peu de chances, « statistiquement », que cœur et âme soient simultanément et naturellement aussi développés que l’intelligence ; c’est alors, servie par une intelligence hors pair, la porte ouverte à l’ambition, à l’avidité, à l’orgueil, à l’arrogance, à la jalousie, au cynisme, toutes ces mauvaises herbes qui foisonnent et prospèrent à l’envie d’autant mieux que le terreau de l’esprit est fertile.
Tout ceci est avivé par l’image flatteuse d’eux-mêmes que leur renvoie les hommes. De tout temps, et maintenant plus que jamais, l’intelligence a été le veau d’or universellement adoré : à l’heureux élu qui en est généreusement doté, et selon, argent, considération ou honneurs ne lui sont pas ménagés.
On glorifie, sous toutes les formes, les intelligents. Personne ne se soucie de glorifier de même les qualités de cœur ou d’âme. Très utiles, essentielles même à la contribution au bonheur individuel, elles sont, contrairement à l’intelligence, de peu de secours au bonheur collectif, du moins de manière immédiate et visible.
« Est-il heureux ? » demandait Mazarin lorsqu’on proposait à son service une intelligence supérieure : il savait bien combien elle est plus exposée que toute autre à être rongée de multiples tourments.
Heureux les simples d’esprit : non pas heureux les imbéciles, mais heureux ceux, quelle que soit leur intelligence, qui ne sont pas rongés de ces multiples et sataniques tourments.
Si vous avez la chance redoutable d’être né intelligent, songez, pour votre bonheur, à travailler plus encore votre cœur et votre âme que votre intelligence. D’autant que la société, avide de détecter les intelligences qui lui sont si profitables, vous aidera à la travailler malgré vous. Personne, ou si peu, d’autant moins aujourd’hui où religion et morale sont suspectés de sentir le soufre, ne vous aidera à travailler votre cœur et votre âme.