Les coquillages ne sont-ils pas l’ennemi le plus redouté du marin? Invisibles, sournois, ils sont une immense armée de gnomes malfaisants et sataniques qui, non point mortels certes, trop peu courageux ou trop prudents pour cela, mais sournoisement malfaisants, en se collant à la coque, insensiblement et progressivement, ralentissent la marche du vaisseau. Pour les vaincre, que dis-je les vaincre, car ils sont invincibles, pour les contenir, il faut les grands moyens : une mise à sec de tout le navire, un carénage complet, rien moins … et répéter l’opération aussi longtemps que le bateau n’aura pas renoncé à affronter le large.
Chacun mène sa barque sur l’océan de la vie. A chacun sa vitesse, certes, mais tous nous subissons cette fatalité des coquillages, qui, s’accumulant petit à petit, ralentissent notre marche, nous consomment insidieusement ce temps terriblement précieux qui nous est si chichement et fatalement compté pour mener notre barque le plus loin possible. Ces multiples obligations sociales supposées indispensables, ces nombreuses relations qui se prétendent amis, tout au plus des gens dont notre fréquentation momentanée trompe ou meuble l’ennui, cette perfection exigée de l’apparence, ce despotisme de la mode auquel si peu savent se soustraire, ce flot d’informations redondant et superflu qui nous envahit de partout, ces futiles besoins artificiels créés de toute pièce, voilà bien de redoutables coquillages qui viennent ronger le peu de temps de loisir dont nous disposons. Pensons-nous à contenir ces coquillages, pensons-nous à caréner régulièrement notre vie?
C’est qu’ils sont si perfides et insinuants que nous ne sommes pas conscients que ce sont des affreux coquillages, que nous ne sommes pas conscients que la si faible vitesse de notre barque, loin d’être normale et naturelle, est leur œuvre misérable! Car ils ont toujours été là, et toutes les barques qui nous entourent en sont ralenties de même!
Et s’ils s’accumulent trop, ralentissant notre barque au point de supprimer tout loisir de vie personnelle, à la première tempête un peu forte que nous offrira la vie, notre esquif, infiniment trop ralenti pour y faire face, sombrera misérablement!
C’est fou comme l’on est peu avare de son temps, ce bien pourtant le plus précieux et le plus rare qui nous soit donné! On le gaspille, on le perd sans regret, sans même en être conscient. Les mêmes qui se battront bec et ongle pour gagner et économiser quelques précieux cents, certes gagnés à la sueur de leur front, se laisseront, sans résistance voler de leur temps par les coquillages. Et pourtant, l’argent est un bien beaucoup moins chiche que le temps! On peut toujours en gagner plus, on peut toujours espérer gagner une fortune à la Loterie, personne jamais n’a gagné la moindre minute supplémentaire de vie ! A l’heure fatale qui nous attend tous, s’il nous est donné de faire un bilan de notre vie, gageons que nous regretterons infiniment plus d’avoir gaspillé du temps que d’avoir gaspillé de l’argent.
Ayons conscience des coquillages qui nous rongent et carénons-les sans états d’âme !